Après des années à peiner dans l’écosystème de la pop post-Disney, Sabrina Carpenter a enfin explosé l’an dernier avec Short n’ Sweet, son sixième album, propulsé vers l’omniprésence pop (et une belle reconnaissance aux Grammys) grâce à trois mégahits accrocheurs et finement écrits : Espresso, Please Please Please et Taste. Depuis, elle a enchaîné une gigantesque tournée mondiale en arènes et, d’une façon ou d’une autre, a trouvé le temps d’enregistrer un successeur : Man’s Best Friend, où elle collabore à nouveau avec Jack Antonoff, John Ryan et la parolière Amy Allen.
Comme son prédécesseur, Man’s Best Friend positionne Carpenter en une sorte de Mae West de l’ère TikTok : un sex-symbol conscient du rôle, capable d’alterner douceur et férocité en un clin d’œil. Cette fois, l’album contient un peu plus de tristesse et de frustration — Short n’ Sweet multipliait les références à l’irrésistible magnétisme de Carpenter, mais ce nouveau disque perce quelques trous dans cette confiance affichée, avec des chansons sur des hommes indifférents, impolis, voire carrément pénibles.
Man’s Best Friend était déjà un phénomène médiatique avant sa sortie, grâce à sa pochette vaguement provocatrice — Carpenter à quatre pattes, un homme en costume lui tenant les cheveux — et à son titre, que certains fans ont cru au premier degré. En réalité, la présentation de l’album prend tout son sens à l’écoute : de nombreuses chansons, comme My Man on Willpower et We Almost Broke Up Again, évoquent l’incapacité de Carpenter à se détacher d’hommes qui jouent avec ses émotions ou la font se sentir sous-évaluée. (Autrement dit : être traitée comme un chien.) Parmi les morceaux diffusés avant ses concerts figure If It Wasn’t For The Nights d’ABBA, perle sous-estimée de 1979 (Voulez-Vous), écrite par Björn Ulvaeus sur le travail obsessionnel qui l’aidait à traverser son divorce. La passion de Carpenter pour ABBA éclate au grand jour sur Man’s Best Friend, fortement influencé par la pop européenne luxuriante des années 70 et 80. On entend des réminiscences de I’ve Been Waiting For You dans We Almost Broke Up Again Last Night, tandis que Nobody’s Son sonne comme une déclaration d’amour à la pop suédoise, citant à la fois One of Us, The Sign d’Ace of Base et The Opposite of Hallelujah de Jens Lekman. L’album se conclut sur Goodbye, morceau acerbe et triomphal, qui convoque à la fois Voulez-Vous et la rythmique robuste de Take a Chance on Me. Si Carpenter persiste dans cette voie, il lui reste encore bien des raretés d’ABBA à explorer : personnellement, j’adorerais l’entendre s’aventurer dans une veine paranoïaque à la Visitors.
Si Man’s Best Friend sonne différemment, c’est qu’il est en grande partie joué avec de vrais instruments. Il y a bien quelques synthés et boîtes à rythmes sur When Did You Get So Hot? et House Tour, mais la pulsation country de Manchild (qui ressemble à des étudiantes tentant de rejouer The Ledge de Fleetwood Mac de mémoire) annonçait la couleur : ce n’était pas un leurre. Jack Antonoff a mobilisé les membres de Bleachers sur presque tous les morceaux ; son collaborateur habituel Bobby Hawk signe les cordes, tandis que le maître de la pedal steel Greg Leisz (présent autant chez Lucinda Williams que John Mayer) joue guitare et phin — sorte de luth — sur Manchild. Résultat : un disque distinct, qui tranche autant avec les précédents albums de Carpenter qu’avec la plupart des sorties pop de l’année.
Les curieux espérant que Man’s Best Friend soit un récit croustillant de la rupture entre Carpenter et l’acteur Barry Keoghan seront déçus : peu de paroles visent une personne précise. Même si un utilisateur de Genius a proposé (désespérément) que la ligne “the one that rhymes with villain” dans Go-Go Juice fasse référence à Keoghan, ce qui exigerait une prononciation calamiteuse. Cela dit, l’album n’en manque pas pour autant de fulgurances sur les chagrins d’amour, comme ce constat : “A girl who knows her liquor is a girl who’s been dumped”, ou encore la réplique culte de We Almost Broke Up Again : “You say we’re driftin’ apart / I said ‘Yeah, I fucking know’”.
