Voici 42 ans dans BEST, GBD testait le tout premier matériel conçu par Material, direct from New York City via la Castro / Karakos connection, succombant à la fusion brûlante d’un free jazz funk ravageur, avec leur novateur et véritable premier LP « One Down », réunissant des vocalistes aussi brillants que Nona Hendryx, Bernard Fowler, Herbie Hancock et même carrément Whitney Houston pour un de ses tout premiers enregistrements. Rencontre avec Bill Laswell, son lider maximo et… flashback !

Révélé déchiqueté sur son fond bleuté azur, le dollar ainsi en voie de désintégration est bien entendu un symbole fort, mais surtout vous vous en doutez, il n’est pas dû au fruit du hasard, point s’en faut. Allégorie rebelle assumée, elle incarne en une image toute la philo révolutionnaire et anti-fric de Bill Laswell, comme un kolkhoze musical, un kibboutz sonique qui gravite autour de son groupe émergeant Material et de son studio OAO. Partage et gratuité, entraide pour une nébuleuse de musiciens qui se rencontrent et qui se percutent pour fusionner le rock, le funk, le jazz, la salsa, le compas et l’afro-beat dans une musique qui ne cesse de se réinventer. Né de la Gong connection via Daevid Allen et le fameux Giorgio Gomelsky, Material avait déjà émergé près de cinq ans avant cette interview, mais en 1983 ce bouillant « One Down » était enfin leur tout premier véritable LP, un 33 tours novateur qui allait changer à jamais le son des années 80, un choc futuristique notamment marqué par le « Rockit » d’Herbie Hancock. Rencontre avec Bill Laswell… pour un matrial world aux antipodes de tout… matérialisme !

LE CLUB
New-York 83… les rues, le speed, la crasse, la hargne et la confusion s’enchaînent dans la tension de la crise. Aux pieds du Brooklyn Bridge, on trouve les meilleurs « soft shell crabs » au monde, cependant ces derniers n’entrent en rien dans la composition de Material. De l’autre côté du pont, au Studio OAO, Martin Risi, l’ingénieur se sent comme dans la coquille d’un de
ces crabes à force de triturer un son de basse enregistré par Bill Laswell. OAO, c’est le studio, c’est aussi une unité de production et pour les U.S.A., un nouveau label indépendant financé en partie par notre Karakos national. OAO c’est le défilé perpétuel des funkeux, des jazzeux, des rockeux, des salseux, la tendance est au débordement d’un genre sur l’autre, mais on reste toujours dans le cadre strict d’amitiés particulières. Enregistrer chez Material offre l’avantage notable de !a gratuité, mais encore faut-il âtre branché dans le cercle d’amis. SI les productions OAO sont aussi variées qu’une gamme chromatique, Material, sa principale émanation n’échappe pas à la règle ; son funk nouvelle vague, sous ses aspects standardisés, cache très bien son jeu. Gants ? Okay. Scalpel ? Okay. Cornpresses? Okay et let’s rock around the autopsie. Material sur le billard, on oublie la superficialité des rythmes à danser, très vite, les bases démasquées révèlent une influence free jazz sensible et une dose de néo-Intellectualisme assez sensé. Subtil, le funk joue aux poupées russes et chacune apporte un élément de réponse à notre définition d’abord [e rythme, puis ies trouvailles sonores et fa synthèse des influences pour arriver à une sorte d’idéologie volontaire, la bande de Laswell réinvente Keynes. OAO n’est rien de moins que la résurgence du libéralisme posé en véritable way of life. En clair, Material, c’est une tout autre histoire que get on up and shake your ass, on cause à tes fesses, mais ça ne te dispense pas d’utiliser tes précieuses cellules cérébrales. La preuve, l’acharnement avec lequel Laswell et Roger Triling, le consultant bicéphale artistico-financier de OAO, défendent leur concept : MATERIAL N’EST PAS UN GROUPE. Malgré l’autopsie de tout à l’heure, le cadavre agite frénétiquement la tête : ce groupe n’en est pas uni, ce funk n’est pas du funk et contrairement à Ronald Reagan, on peut à la fois macher son chewing-gum, bouger sur une piste de danse tout en conservant un œil sur la rubrique littéraire du Wall Street Journal ( à présent en édition européenne). Allez Reggie, annonce la couleur :
« Roger Triling : Material n’est pas un groupe mais plutôt une sorte de club; un procédé, une méthode, un corps de production à trois niveaux: a) Material le groupe. b) Material, le producteur des disques des autres comme CEUX de Nona Hendryx ou d’Herbie Hancock. c) Material, la maison de disques qui cherche à créer un son nouveau en réfléchissant sur l’existentialisme des
jeunes musiciens qui échappent aux étiquettes. Bullshit, and fuck tous les ghettos !
Un peu comme Chic, le melting pot rock et funk ?
R T : Chic ( Voir sur Gonzomusic ) , c’est une organisation à but disco, une manufacture pop. Nous voulons des disques différents, notre but n’est pas la vente massive de produits standardisés Les groupes qui marchent avec nous reflètent une nouvelle force musicale qui se veut éclectique avant tout : un groupe afro-cubain avec Daniel Ponce, un orchestre de jazz avec Billy Bang un groupe de rock baptisé les Golden Palaminos, Massacret la rythmique de Material et enfin Bill Laswell, en tant qu’artiste solo. En fait, cela forme un cercle : parce qu’on se connaît tous extrêmement bien et chaque cellule inspire l’autre.
Et Karakos dans tout ça ?
R T : Karak c’est un tiers de OAO, c’est notre ami, notre collègue et il donne de l’argent et puis de l’argent et encore parfois de l’argent !
Lorsque Material part en tournée, comment cela s’organise-t-il ?
R T : Heu… nous avons un tarif convenu à l’avance, si on le reçoit, on fait des concerts, sinon… ça doit rester correct car l’idée de la tournée promotionnelle ne nous intéresse pas : jouer de la musique ça doit être différent de la promo.
Tu ne trouves pas cela un rien prétentieux ?
R T : Quoi c’est prétentieux que de vouloir bouffer. J’aime être payé pour mon travail. Si c’est prétentieux, tant pis pour moi.
(à Bill Lasweil) Qui t’accompagne sur scène ?
Bill Laswell: Michael (Beinhorn) aux synthés, J. T. Lewis, le batteur, moi, à la basse, et un D.J. pour rythmer la musique de scratches et de mixes. On peut
faire une autre utilisation des D.J. que le rap en fait, c’est du rythme au même titre que les congas ou les timbales. Nous n’avons jamais fait de scène sous cette formation, nous l’expérimenterons à Paris car ce spectacle doit être spécial. Si on le répète trop souvent, il perd sa spontanéité. On tait douze concerts en Europe et c’est tou4 la prochaine fois, je viendrai peut-être seul ou avec une section de corps de chasse.
R T : Material doit d’ailleurs faire Montreux accompagné d’une trentaine de musiciens.
Où travailles-tu le plus souvent ?
B L : Au studio, c’est là où je me sens le mieux. II tourne à plein temps, soit avec nos réalisations, soit sur celtes d’amis qui nous branchent. Nous leur prêtons le studio, il ne leur reste qu’à se payer une bande et un technicien, c’est à dire trois fois rien.
Donc, si je te branche dans un bar et que j’ai envie d’enregistrer un disque, tu me prêteras forcément ton studio ?
B L : Ça se passe ainsi parfois, mais en générai les choses sont nettement plus programmée ; les artistes invités au studio sont souvent de vieilles connaissances et ça nous motive de voir leurs projets aboutir.
Financièrement, c’est rentable ?
B L : La majeure partie de l’argent que nous gagnons est réinjectée dans le studio, donc il n’y a pas de réel profit ; mais y a assez d’intérêt dans le travail pour nous pousser à continuer. On ne refuse pas de gagner du blé avec nos idées mais encore faut-il que cela reste naturel. On ne veut ressembler à aucun des groupes que tu pourrais citer.
R T : Material n’est pas un groupe !
Je sais, tu l’as déjà dit…
R T : Je le répète et je le répéterai, car les gens mettent du temps à comprendre. Notre dynamique n’a rien à voir avec celle d’un groupe de rock traditionnel.
Vous êtes révolutionnaires, peut-être ?
R T : Si les gens veulent l’appeler ainsi pourquoi pas ; de toute façon, il faut tirer toutes les ficelles pour utiliser le système au lieu de se laisser utiliser par lui.
B L : Le monde a toujours une vision déformée de la réalité U.S. On croit que les Américains sont riches et optimistes, simples et agressifs, tout ça, c’est du vent. En fait, c’est bien plus complexe, moins heureux et surtout beaucoup plus réel que ces stéréotypes On n’a pas de bagnole, on n’a pas d’apport’ gigantesque, on n’a pas beaucoup de fringues et en tout cas, nous ne nous enfilons pas un T-Bone steack tous les jours. Fuck Hollywood et les images d’Epinal qui font bander Jack Lang. Lui, il croit encore à ces choses, nous qui vivons sur le terrain, nous savons que ça n’est pas possible. Écoutez plutôt le « Nebraska » de Springsteen. L’Amérique est tragique, compliquée et surtout cynique. Mais, dans un sens je reste très américain je crois en ce que nous faisons et c’est du béton, bien plus fort que tous les systèmes. »
Allonge-toi sur le divan et fais jaillir les idées ; dans les B.D., les cerveaux fument, alors pourquoi pas au royaume du Wonderbiz. Le dollar déchiqueté de la pochette de « One Down » le dernier LP est un monstre de symbolisme : Material n’a jamais autant vendu de vinyle. « l’m the One » avec Nice Rodgers et !a voix de Nona Hendryx, joue à l’ascenseur dans les hit-parades : le club OAO file le vent en poupe. Si le tir de barrage des concepts ne vous a pas filé la gueule de bois, Material a gagné son pari et welcome to the club.
Gérard Bar-David // gonzomusic.fr
Paru dans BEST 177, avril 1983
